Un conte de Noël québécois

Rikiki

Cette histoire d’un lutin fanfaron et rigolard nous vient de la vallée du Richelieu, au Québec, et se passe la veille de Noël. Les êtres surnaturels ont toujours occupé une grande place dans la vie des gens de la campagne. Les feux follets, les loups-garous semaient l’effroi sur les routes désertes. Mais les lutins, petits êtres facétieux, jouaient des tours plutôt que de faire peur. Ils se glissaient dans les écuries, s’emparaient des meilleurs chevaux et leur faisaient faire pendant la nuit des courses furibondes.

Ce soir-là, la veille de Noël, Jean-Mathurin Sansfaçon n’avait pas le cœur à la fête. Terré près de son âtre dans lequel pétillait une maigre bourrée de hêtre, ce pauvre homme parlait à son chien, Finaud. Il avait envoyé sa femme, Julie, et les quatre petiots se reposer là -haut en attendant la messe de minuit. Lui qui cultivait honorablement son petit lopin de terre sur les bords du Richelieu avait eu une bien mauvaise année.

Painting | Log Hut on the St. Maurice | M967.100.15

Une petite récolte de pas grand-chose à cause de la grêle et des pois à moitié pourris dont un quêteux ne voudrait point. Et la boucherie d’il y a trois semaines :

– Deux pauvres gorets maigrichons qui m’ont donné du lard maigre et jaune que c’en est une vraie pitié, racontait-il à son chien.

Tandis qu’une méchante pluie froide fouettait les carreaux, Jean-Mathurin Sansfaçon, rallumant sa pipe, lança à Finaud d’un air découragé :

– Et pas une goutte de Jamaïque (rhum) pour recevoir les amis ! Juste des cretons pour le réveillon ! Et puis, as-tu regardé le temps qu’il fait dehors, Finaud ? Il mouille à siaux et nous sommes dans la boue, la veille de Noël, au lieu d’être dans la belle et bonne neige du bon Dieu ! C’est pas tout, continua-t-il. Y a encore ce lutin de malheur, qu’est toujours à me faire endêver. Encore ce matin j’ai trouvé mon cheval Fend l’Air tout blanc d’écume, tremblant sur ses jambes avec la queue et la crinière tout emmêlées. Il a dû galoper toute la nuit jusqu’à Chambly, aller et retour. Ah ! si je pouvais en tenir un, une bonne fois dans le creux de ma main, je lui tordrais le cou avec plaisir !

Jean-Mathurin s’aperçut tout à coup qu’un courant d’air froid lui coulait sur le dos. La porte arrière venait de s’ouvrir et quelque chose hors du commun s’y glissait, car Finaud était allé se blottir piteusement dans un coin, la queue entre les jambes. Jean-Mathurin n’était pas un couard et pourtant il ne pouvait pas se décider à tourner la tête. Et voici qu’il entendit une petite voix, légère comme un son de flûte, qui paraissait venir de dessous la terre et qui disait à peu près ceci :

– Bien le bonsoir et joyeux Noël à mon ami Mathurin !

Jean-Mathurin finit par se retourner et voici ce qu’il vit : un petit homme pas plus haut qu’une botte qui, juché sur un tabouret, fixait sur lui des petits yeux de furet aiguisés comme une flamme et animés d’une lueur narquoise et moqueuse. Et il faut voir comment cette personne était vêtue. Manteau de velours vert semé de fleurs de lys, justaucorps de soie rose lamé argent, veste de satin orange, culotte et bas de soie blancs avec des amours de petits escarpins vernis, rien que ça ! Jean-Mathurin en resta tout ébahi. Et dire qu’il s’était tout le temps imaginé que ce devait être plutôt une sorte de petit griffon noir avec les pieds fourchus et une barbe de bouc ! Mais il savait bien que c’était quand même le mauvais esprit qui se dissimulait sous cet attirail plaisant. Alors il s’élança et étendit la main pour lui tordre le cou, comme il se l’était promis. Sa main s’abattit dans le vide. Du lutin, plus la moindre trace. Pftt ! la vision avait disparu et Jean-Mathurin, promenant son regard autour de lui, ne vit plus rien que Finaud qui poussait de petits hurlements plaintifs dans le coin.

– Eh bien, voyons. C’est donc comme ça qu’on reçoit ses amis ! fit la même petite voix de flûte. Et moi qui, cette veille de Noël, pour te faire honneur, ai sorti mon costume de gala au grand complet.

C’était le lutin, de nouveau en chair et en os, plus fringant et plus moqueur que jamais. Sans attendre, il se mit à parler tandis que Jean-Mathurin restait cloué sur place par la terreur et la stupéfaction.

– Tu ne sais donc pas que je suis le prince Rikiki, fit le lutin, investi de l’autorité suprême sur tous les lutins du Richelieu et qu’alors je peux rendre visite à des personnages bien plus importants que toi. Quand je veux, je me fais invisible et plus rien ne peut m’atteindre. Et avec le petit bâton que je tiens dans la main, je possède le don de te rendre invisible toi aussi, Mathurin. Tu dois être raisonnable et rentrer ta colère. Tout ça pour quelques promenades qu’il m’a pris fantaisie de faire sur le dos de ton Fend l’Air qui, entre nous, est une vieille rosse et ne fend plus rien du tout depuis longtemps.

Puis il s’attendrit et continua :

– Mais c’est égal, Jean-Mathurin, je t’aime tout de même parce que tu es la meilleure pâte d’habitant que je connaisse à dix lieues à la ronde. Et sache que je te protège, sans que rien n’y paraisse. Te souviens-tu du jour où ton petit dernier, le Jules à la tignasse frisée, avait failli se faire encorner par un taureau ? En bien ! c’est moi qui ai sauté sur le cou de la bête et grâce à mes pouvoirs lui ai fait passer l’envie de se jeter sur le petit. Et ce soir même, je viens encore te prouver mon bon vouloir en t’apportant un beau présent de Noël. Regarde.

Le lutin sortit de sous son manteau un sac de toile et en tira sous le regard émerveillé de Jean-Mathurin du beau boudin bien gras.

– Du boudin, dit le pauvre homme ! Ce n’est pas un présent de Noël.

– T’imagines-tu, reprit le lutin, que j’allais t’apporter un sac de pièces d’or ?

– La richesse ne fait pas mal, répondit Jean-Mathurin, quand on sait s’en servir. Prends en exemple le seigneur de Saint-Charles qui me donne envie d’être à sa place quand je le vois passer avec ses deux beaux chevaux noirs.

– Sais-tu que j’ai le goût de te prendre au mot, Jean-Mathurin, et de t’y mettre, à la place du seigneur de Saint-Charles…

Il hésita un moment puis, rejetant brusquement son manteau il continua son discours :

– Je vais faire encore mieux que ça pour te prouver que les lutins aiment à rendre service, à plus forte raison la veille de Noël. Tu peux formuler trois souhaits et tu les auras. Le premier est déjà tout trouvé puisque tu veux être à la place du seigneur de Saint-Charles, poursuivit-il en lançant un petit rire aigu.

– Ça ne fait pas de mal de le souhaiter, dit Jean-Mathurin.

– Bon, c’est accordé. Et le deuxième souhait ?

– Eh bien, si ça ne te fait pas de différence, je voudrais de l’élixir de longue vie dont on parle dans les livres et qui fait vivre aussi longtemps que Mathusalem.

– Holà ! s’écria le lutin. Pourquoi pas me demander de t’apporter la lune, tant que tu y es. Mais j’ai promis, je tiendrai parole. Va pour l’élixir. Et le troisième ?

– C’est simple : je voudrais être heureux. Mais là, tu sais, heureux pour de vrai, comme qui dirait sans penser à rien, sans soucis, comme Finaud quand il a mangé tout son plein et qu’il dort auprès du feu.

– Pas mal imaginé, riposta le lutin. Qui aurait jamais cru que tu voulais tout ça dans ta grosse caboche ? Me voilà bien pris, moi, qui t’ai promis mer et monde. Mais, foi de lutin, je n’en démordrai pas. Allons d’abord chez le seigneur de Saint-Charles.

Jean-Mathurin sortit avec le lutin. Le temps se mettait rapidement à la gelée et dans le ciel piqué d’étoiles, les derniers nuages noirs s’enfuyaient, chassés par un vent de tempête.

– Joli temps pour voyager, observa Rikiki. Grimpe donc sur Fend l’Air avec moi derrière et allons à Saint-Charles !

Fend l’Air pour une fois mérita son nom et détala comme une ripousse. Sur la grande route durcie par le gel, les sabots du cheval résonnaient d’un martèlement sonore et cadencé. En une petite demi-heure on était rendu et l’instant d’après on était sous les fenêtres brillamment illuminées du seigneur de Saint-Charles. Le lutin dit :

– Avant d’entrer, je veux d’abord te montrer si la chose en vaut la peine. Et pour cela nous allons nous rendre invisibles et entrer sans être vus.

Le lutin toucha Jean-Mathurin du bout de son bâton et subitement le brave homme se sentit évanouir en fumée. Puis, le lutin à son tour disparu, ils se trouvèrent tous les deux subitement transportés à l’étage supérieur du manoir, dans la chambre même du seigneur. Sa Seigneurie sommeillait dans un fauteuil, l’un de ses pieds posé sur une chaise et tout enveloppé de bandages qui en faisaient une chose informe. Les deux nouveaux arrivés se tenaient immobiles dans leur coin, invisibles à tous, et Jean-Mathurin se demandait bien quel tour lui réservait encore une fois son compagnon quand un énergique juron de Sa Seigneurie lui fit soudain dresser les oreilles.

– Enfer et damnation ! clamait le seigneur, a-t-on juré de me laisser crever de faim !

Aussitôt arriva un domestique portant sur un plateau d’argent plusieurs petits plats couverts.

– Que m’apportes-tu ? demanda le seigneur en guignant d’un œil soupçonneux les plats fumants.

– Ce soir de veille de Noël, le médecin vous permet, en plus du biscuit et du verre de lait habituel, une assiette de gruau.

Le domestique n’acheva pas ses paroles car le seigneur, oubliant son attaque de goutte, se leva d’un bond de son fauteuil et asséna un formidable coup de canne au plateau en envoyant voler les plats à tous les coins de la chambre. Le pauvre serviteur se courba pour les ramasser mais le seigneur fit pleuvoir sur son dos une grêle de coups en hurlant :

– Cornes du diable ! Corbleu ! La peste t’étouffe avec ton gruau ! Ventre-saint-gris, c’est un salmis de canard avec du bourgogne qu’il me faut ce soir pour mon souper de Noël !

Et les coups de canne de pleuvoir avec un redoublement de fureur sur le pauvre serviteur qui tentait de se protéger du mieux qu’il pouvait avec le plateau d’argent. Attirés par le bruit, les gens d’en bas accoururent avec, à leur tête, madame la seigneuresse elle-même et ses deux filles. Elles eurent toutes les peines du monde à coucher Sa Seigneurie dans son lit, elle dont les traits convulsés et la bouche couverte d’écume témoignaient de la violence de la crise par laquelle elle venait de passer.

– En bien, demanda Rikiki à Jean-Mathurin, t’y mets-tu, oui ou non, à sa place ?

– Allons-nous-en, fit ce dernier. Je te tiens quitte.

– Et d’un, observa Rikiki.

Jean-Mathurin et Rikiki redevinrent visibles et enfourchèrent Fend l’Air. Le cheval reprit son train d’enfer et Rikiki le mena dans une sorte de chemin perdu qui avait l’air d’aller nulle part. Au bout, une pâle lumière clignotait dans une petite maison basse. Rikiki arrêta son cheval devant la maison et Jean-Mathurin s’écria :

– Mais, c’est la maison du père Corriveau ! Et mon élixir ?

– Tu vas l’avoir, fit Rikiki, et tu vivras tant et tant que le ménage Corriveau te semblera de la première jeunesse. Tiens, approche de la fenêtre et regarde ces vieux-là ! Hein ? C’est beau la vie !

Jean-Mathurin mit son nez à la fenêtre. Il vit devant la cheminée un homme et une femme tous deux si courbés, si maigres et si ratatinés qu’on aurait pu croire que leurs os allaient bientôt se rejoindre et dégringoler par terre. La peau sur leurs os étaient jaune comme un vieux parchemin et sur leur crâne se dressaient quelques touffes de cheveux blancs. Les yeux avaient un regard d’une fixité effrayante. La femme était assise et l’homme debout parlait tout haut. Rikiki et son compagnon tendirent l’oreille.

– Encore un Noël, ma femme , disait le vieux, où le bon Dieu n’a pas voulu de nous. Quand donc viendra-t-il nous chercher, depuis le temps qu’on l’attend ? Nos enfants sont tous partis et maintenant, personne ne s’occupe de nous. Ah ! quel malheur. Même la mort nous oublie…

Rikiki se sentit tiré par un pan de son manteau.

– Allons-nous-en ! souffla Jean-Mathurin. Si le troisième souhait qu’il me reste n’est pas plus drôle, j’aime autant m’en retourner chez nous.

– Pas du tout ! lança le lutin. Le dernier souhait, j’y tiens. Tu en seras si heureux que tu en crieras d’aise.

Et comme le lutin faisait mine de détaler sur Fend l’Air sans l’emmener, Jean-Mathurin cria :

– Bougre de sort ! Tu ne vas pas me laisser sur le chemin sans monture ?

– La marche au grand air te fera du bien, répondit Rikiki. Tu trouveras ton cheval à l’écurie. Bonne nuit !

Jean-Mathurin eut beau pester et tempêter, le lutin disparut avec son cheval dans la nuit. Notre homme mit près d’une heure avant d’atteindre le dernier bout de la route qui menait chez lui. Il se doutait bien que l’heure était tardive et il se dépêcha car il lui fallait aller chercher Julie et ses trois petits pour les mener à la messe de minuit. Un froid sec et piquant le talonnait et il ressentait une jolie rage contre le lutin qui lui avait fait rater deux souhaits sur trois et qui maintenant le laissait en plan sur la grande route en plein cœur de minuit. Tout à coup il ressentit un élancement à la joue comme si on lui avait enfoncé une aiguille dans la chair. Surpris, il s’arrêta net et se tint le visage dans la paume. « Le froid, sans doute, pensa-t-il, ou quelque rhumatisme. » Il accéléra la marche car il lui tardait d’arriver à la maison. Il n’avait pas fait trente pas qu’un second élancement le cloua sur place. Cette fois, c’était un coup d’épée qui lui transperçait la joue. Il se tint la tête à deux mains en gémissant. La douleur lui serrait la mâchoire et il ne put s’empêcher de crier :

– Aïe ! Aïe ! qu’est-ce que j’ai là !

Puis, soudain, il se souvint de sa femme qui s’était ainsi lamentée à tous les saints un soir d’hiver, aux prises avec un méchant mal de dents. Mais ce n’était pas possible : ses trente-deux dents étaient bien saines … et pourtant l’horrible douleur le tenaillait. Tout en continuant de souffrir il se mit à imaginer que c’était peut-être encore un tour de Rikiki. À cette pensée, il redoubla de rage.

– Ah ! le galapiat ! Si je le tiens, je vais lui tordre le cou ! Il courut d’une seule traite jusqu’à sa maison dont il ouvrit la porte d’une violente poussée.

– Qu’est-ce que t’as, mon vieux ? demanda Julie qui finissait d’habiller les petits près de l’âtre.

– Ce que j’ai…

Et il ne termina pas car il venait d’apercevoir, juché sur l’escabeau, cet infernal Rikiki qui riait et riait jusqu’aux pointes de ses petites moustaches et se tapait les cuisses de bonheur, rien qu’à voir la face ahurie de Jean-Mathurin.

– Ah ! mon crapoussin s’écria celui-ci, c’est ce que tu appelles me mettre à l’aise : j’en ai la bouche emportée !

– Attends pour voir…

Rikiki esquiva le coup que lui destinait Jean-Mathurin et demanda :

– Tu te sentirais donc bien heureux si tu étais débarrassé de ton mal ?

– Batêche ! Finiras-tu, un jour, de faire endêver le pauvre monde ?

– Mais, bougre de bêta, fit le lutin, tu oublies ton troisième souhait. Tu voulais être heureux? En bien ! c’est fait.

Le mal de Jean-Mathurin disparut subitement et il resta là, au milieu du plancher, les yeux agrandis d’un bonheur indicible.

– N’ai-je pas tenu parole ? Pour bien apprécier ton bonheur, il te fallait d’abord passer par l’épreuve ; et cette épreuve je te l’ai donnée en te gratifiant d’un mal de dents… de cheval ! Et maintenant que te voilà redevenu gai luron comme avant, j’espère que tu feras honneur à mon réveillon ?

Le boudin ! Jean-Mathurin l’avait oublié. Il en avait maintenant l’eau à la bouche. Mais il fallait partir :

– Vite, les enfants, faut y aller !

– À l’année prochaine, fit le lutin qui s’apprêtait à prendre congé.

– Si tu veux, dit Jean-Mathurin. Mais les souhaits c’est fini : Je n’en formulerai plus.
Ah ! ça non, je te le promets.

– À la bonne heure, dit le lutin. Vois-tu, mon cher Mathurin, pour être heureux en somme, rien ne vaut la bonne vieille recette qui consiste à être tout bonnement content de son bonhomme de sort.

Ces paroles dites, Rikiki sauta de l’escabeau et enfilant la cheminée, il disparut dans un peu de fumée.

Après la messe de minuit, on mangea le boudin. Le Noël de Jean-Mathurin et de sa petite famille fut, bien que modeste, la plus heureuse des fêtes.

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